La circulaire Guéant et moi
Aujourd’hui je veux parler d’un sujet d’actualité, qui me concerne directement ainsi que les milliers d’étudiants étrangers en France : la circulaire de Claude Guéant. Je ne fais pas de la politique, je ne vais pas donner des chiffres et des preuves. Je vais vous raconter ce que je ressens en ce moment. Aujourd’hui, je veux parler de changement, de sacrifice, de départ à zéro, de construction, de vertige et d’évolution.
Mon envie de changement naît très tôt. J’ai habité dans une petite ville du Maroc, avec des parents assez conservateurs et très exigeants au niveau académique, donc non seulement je n’avais pas beaucoup de temps de distraction, mais quand j’y avais droit, il n’y avait absolument rien à faire. D’où mon goût pour le cinéma et la littérature. Je lisais tout ce qui me tombait sous la main, les classiques, Hugo, Zola, Flaubert, Dumas qui épatait mon imaginaire d’adolescente et Camus, qui a changé ma façon de voir le monde, et qui reste jusqu’à présent ma plus grande influence littéraire et philosophique. La France était pour moi ces décors décrits de la main d’un maître, cette façon d’aborder la vie avec ouverture et désinvolture. Et ce besoin vital de départ et de changement qui couvait en moi, devint une ferme volonté d’évolution et de découverte. Mes astreintes académiques qui approfondissaient mon isolement social avaient des goûts de victoire parce qu’elles me rapprochaient de ma destination, où je devais commencer enfin à vivre.
Le baccalauréat en poche, j’ai quitté la maison de mes parents pour faire des études préparatoires dans une autre ville du Maroc. Un air de liberté commençait déjà à souffler et j’ai commencé à m’épanouir, même si je n’étais pas encore maîtresse de mes choix. J’avais des amies belles et libres. J’ai rencontré mon premier amour. C’était une histoire merveilleuse qui est née brusquement et qui a évolué en douceur. Que de sourires, de cadeaux, de mots doux confiants et naïfs. Et avant que cette histoire n’arrive à maturité, j’avais réussi le concours d’entrée aux grandes écoles. L’aventure pouvait enfin commencer, mais ce n’était pas dans la joie. J’ai sacrifié ma relation naissante, mes amis et mon confort de bourge marocaine pour aller explorer la terre qui a donné naissance à mes idoles littéraires.
Arrivée en France, je suis complètement déboussolée. Je n’y connais personne. Je n’y ai aucun repère. Je n’y suis rien et il fallait me reconstruire. J’ai appris à laisser tomber mes tournures de phrases formelles pour communiquer avec mes camarades de classe. J’ai connu une multitude de personnes sans avoir d’amis. J’étais déçue car je pensais venir à un pays où toutes les personnes étaient cultivées et intéressantes, et je suis tombée sur un milieu de culte de l’open bar. J’ai détesté mes études. Mon histoire amoureuse n’a pas supporté la distance. Au final, toutes mes certitudes se sont effondrées, et ce n’est pas plus mal, car la personne que je suis devenue, je l’ai choisie avec soin. J’ai appris à me montrer telle que je suis, à parler de ce que j’aime sans honte ni peur de jugement, je me suis réconciliée avec ma formation.
Maintenant je suis à Paris, je suis compétente dans un métier qui me plaît et me stimule. Je vais au théâtre, aux musées, aux expos et aux concerts. J’ai des amis qui m’aiment et qui me valorisent. Je suis là où j'ai toujours voulu être. Je suis tellement épatée que souvent j’ai eu le vertige, et je me suis dit, comme Kundera, que « celui qui veut continuellement s’élever doit s’attendre à avoir un jour le vertige ». Mais mon vertige était pesant, permanent, comme un mauvais présage. Et c’est à ce moment que la nouvelle de la circulaire Guéant est tombée.
Dans quelques mois, je serai diplômée, je ne pourrais pas travailler en France, je vais devoir tout quitter. Et je ne sais pas comment le prendre, avec angoisse, colère ou philosophie ? Dois-je me battre pour préserver cette vie que j’ai construite, avec force de volonté et de courage ? Et si c’est le cas, comment m’y prendre ? Ici, je n’ai aucun poids. Je ne suis qu’un chiffre dans les statistiques de l’immigration. Je cherche du soutien auprès de mes amis français qui ne réalisent pas la gravité de la chose. Ou bien accepter la fatalité, reconnaître avec grâce les décisions d’un pays qui n’est pas le mien et plier bagages ?
Si oui , pour aller où ? Revenir au Maroc, à ce pays que j’aime mais dont, au jour d’aujourd’hui, je ne me sens pas le courage d’affronter les contradictions et les non-dits ? Et je crains que mes nouvelles convictions n’aient pas encore atteint un stade de maturation capable de résister à la pression sociale. Pourtant, ce jour viendra, où je reviendrai participer au développement de mon pays, quand je serai prête et quand j'aurai solidifié ma formation académique par une sérieuse expérience professionnelle, mais pas aujourd'hui, pas dans l'urgence et l'obligation. Ou bien choisir une nouvelle destination ? Une autre capitale européenne ? Ma formation et mes compétences le permettent. Mais alors, laquelle ? Londres ? Berlin ? C’est une perspective séduisante en apparence. Et même si à terme, elle peut se révéler bénéfique tant pour ma carrière, mon développement intellectuel et mon ouverture au monde, d’ores et déjà, elle m’épuise. De nouveau, le départ à zéro, le sacrifice et la solitude initiale.
Et je ne peux m’empêcher de penser que, par sa circulaire, M. Guéant m'inflige à moi et à quelques 10 000 étudiants étrangers, la punition de Sisyphe.